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May 6, 1999

http://www.cjnews.com/main1.htm [English translation]

Élie Wiesel, chantre de la mémoire juive

 

ELIAS LEVY Reporter

 

MONTRÉAL - Survivant des camps d'extermination nazis d'Auschwitz et de Buchenwald, écrivain de renommée mondiale -il est l'auteur de plus de trente livres traduits dans de nombreuses langues- et Prix Nobel de la Paix, Élie Wiesel est une des grandes figures intellectuelles et humanistes de notre temps.

Le 13 avril dernier, jour du souvenir de la Shoah, M. Wiesel a été l'hôte de marque à la Maison-Blanche du président américain William Clinton. Il prononça à cette occasion une conférence remarquée, intitulée "Les périls de l'indifférence", au cours de laquelle il analysa les enjeux de la grave crise politico-militaire qui sévit au Kosovo et mit encore une fois en garde l'humanité contre l'amnésie historique. Élie Wiesel a publié récemment aux Éditions du Seuil un nouveau roman, "Les Juges". Un livre remarquable et des plus passionnants dans lequel il poursuit son inlassable quête de la vérité et de la justice. Le 28 mai prochain, l'Université de Montréal lui décernera un Doctorat Honoris Causa. M. Wiesel a très aimablement accepté d'accorder une entrevue au Canadian Jewish News.

Canadian Jewish News: Dans votre dernier roman, un Juge énigmatique et implacable impose à ses cinq hôtes d'une nuit un interrogatoire serré. Aucun de ces cinq séquestrés ne pourra échapper à la cruelle quête de la vérité à laquelle cet inquiétant personnage les a contraints à se soumettre. Ne vivons-nous pas à une époque où les Juges sont en train d'imposer aussi une incontournable quête de la vérité à des personnalités politiques ayant eu une conduite immorale, à des personnages publics impliqués dans des affaires de corruption, à des dictateurs sanguinairesÉ Le récit captivant que vous relatez dans "Les Juges" serait-il une allégorie des temps modernes? Élie Wiesel: C'est vrai qu'en France on a essayé d'établir des parallèles entre la question de la quête de la vérité et de la justice que j'aborde dans ce roman et les affaires judiciaires qui défraient actuellement les manchettes dans plusieurs pays occidentaux. En Amérique je ne le sais pas encore puisque le livre ne para"tra en anglais que l'année prochaine. En tout cas, ce n'était pas mon intention. J'ai commencé à écrire ce roman il y a cinq ans, c'est-à-dire à une époque où les grandes affaires judiciaires qui échaudent aujourd'hui des grandes démocraties telles que les États-Unis et la France n'avaient pas encore éclaté. Ces controverses politico-judiciaires ne m'ont pas servi de source d'inspiration pour écrire " Les Juges". Il s'agit tout simplement d'un roman peuplé de personnages qui émanent de mon imagination. Après tout, un roman n'est qu'un conte qu'on transmet. On ne sait jamais pourquoi on l'écrit ni pour quelles raisons particulières on décide d'introduire tel ou tel autre personnage. Cette histoire n'a rien à voir avec l'actualité.

Canadian Jewish News: La quête de la justice et de la vérité, l'amour du prochain, le mal, la passion, la foi, le dialogue avec Dieu sont des thèmes qui occupent une place prépondérante dans votre oeuvre littéraire. Est-ce l'universalité de ces thèmes qui vous incite à les aborder dans chacun de vos romans par le biais d'une approche différente?

Élie Wiesel: Ces thèmes capitaux ne sont pas seulement universels, ils sont aussi éternels. Il y a très peu de thèmes existentiels qui nourrissent l'imaginaire d'un romancier. Il y a la fidélité, l'amour, la haine, l'ambition, la foi. Il s'agit de très vieux thèmes que l'on retrouve aussi dans les récits bibliques à travers des figures éternelles et universelles telles qu'Adam et Ève, Cain et Abel, Joseph et ses frères... En ce qui a trait au récit, le romancier construit son univers en créant des cercles concentriques. Il puise toujours son imaginaire romanesque à l'intérieur de ces cercles. C'est la raison pour laquelle ces thèmes fondamentaux, qui ne sont pas légion, réapparaissent sans cesse dans le travail de création du romancier. Mais toujours à un niveau plus profond.

Canadian Jewish News: L'effroyable campagne de purification ethnique que le régime autocratique de Slobodan Milosevic mène actuellement contre les populations civiles albanaises du Kosovo ne nous astreint-elle pas à conclure que l'humanité est en train de sombrer encore une fois dans une barbarie répugnante et dans une amnésie historique très dangereuse?

Élie Wiesel: Ce qui se passe aujourd'hui au Kosovo est une tragédie, une catastrophe humanitaire qui révolte profondément tous les hommes et les femmes de bonne volonté qui oeuvrent pour la paix et le respect de la dignité humaine. Malheureusement, le monde a beaucoup de difficultés à apprendre les tragiques leçons du passé. Je l'ai rappelé récemment au cours d'une allocution que j'ai prononcée à la Maison-Blanche devant le président William Clinton et une brochette de personnalités. Je n'aime pas les comparaisons ni les analogies faciles. Ce qui se passe aujourd'hui dans les Balkans ce n'est ni un génocide ni un Holocauste de la même nature que celui qui annihila des millions de Juifs innocents pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pourtant, force est de constater que ces massacres répugnants, ces atrocités révoltantes et la politique de purification ethnique sciemment planifiée par Milosevic contre des civils désarmés sont des crimes contre l'humanité. Il faut le rappeler sans cesse.

Canadian Jewish News: Croyez-vous que l'intervention militaire des dix-neuf pays membres de l'OTAN pourra, tôt ou tard, mettre un terme à la folie meurtrière de Milosevic? É.W.: Il y a quand même un changement de taille. De mon temps, le monde se taisait. Aujourd'hui, le monde ne se tait plus. Si on avait pu compter en 1938-1939 sur l'appui d'une alliance aussi formidable que celle qui a été mise sur pied par l'OTAN, on aurait certainement empêché l'ange de la mort de sévir. Moi qui n'aime pas la guerre et qui ai toujours été farouchement opposé à toutes sortes de violence, je suis en faveur de la campagne militaire que mène l'OTAN contre le régime de Belgrade. Il est impératif que les démocraties du monde libre mettent un terme à la folie belliqueuse de Milosevic. Déporter un million d'êtres humains innocents, les expulser de leurs maisons, incendier leurs villages, détruire leurs espérances sont des crimes contre l'humanité que nous ne pouvons plus continuer à tolérer. Je suis résolument persuadé que cette coalition de nations démocratiques va parvenir à obliger Milosevic à se plier aux exigences humaines édictées par le monde civilisé. Il faut à tout prix que ces centaines de milliers de réfugiés kosovars persécutés et honnis retournent chez eux et que les démocraties occidentales les aident à rebâtir leurs foyers dévastés.

Canadian Jewish News: Depuis le début de la guerre au Kosovo, l'État d'Israël et beaucoup de communautés juives de la Diaspora se sont mobilisés avec entrain pour prodiguer une assistance humanitaire aux victimes de cette tragédie. Vous attendiez-vous à cet élan de solidarité?

Élie Wiesel: Depuis le début de ce conflit, les Israéliens et les Juifs de la Diaspora se sont comportés d'une manière admirable au chapitre de l'aide humanitaire destinée aux Kosovars. L'État d'Israël a dépêché sur les lieux des équipes médicales et envoyé beaucoup de médicaments, de la nourriture, des vêtements... Les Israéliens ont même accueilli chez eux quelques centaines de réfugiés musulmans kosovars. C'est peut-être symbolique, mais il fallait le faire. Le président William Clinton m'a dit dernièrement à la Maison-Blanche combien il appréciait les remarquables actions d'entraide et de solidarité humanitaire que la communauté juive a entreprises en faveur des Kosovars albanais depuis le début de ce conflit. De nombreuses collectes de fonds destinées à aider des nuées de réfugiés ayant tout perdu ont lieu actuellement dans les communautés juives de la Diaspora. C'est magnifique. Il fallait que nous, le peuple de la mémoire, le fassions. Nous sommes demeurés fidèles à une des principales exhortations de l'éthique morale juive.

Canadian Jewish News: On a de plus en plus l'impression que la nation c'est d'abord la guerre et des affrontements interethniques haineux.

Élie Wiesel

Ancestrale, cette leçon n'est-elle pas en train de s'imposer à nouveau avec force avec la tragédie nouée dans ces Balkans maudits par l'Histoire?

Élie Wiesel: Le nationalisme est synonyme de fanatisme. Je crois que le nationalisme est le fléau qui va menacer le siècle et le millénaire prochains. La combinaison du fanatisme et du pouvoir peut s'avérer des plus meurtrières. Nous le voyons aujourd'hui dans la guerre qui fait rage dans les Balkans. Il est vrai que chaque être humain aime sa patrie. Mais, le patriotisme poussé à l'extrême et aux excès débouche souvent sur un fanatisme impitoyable. Exprimer son attachement à sa patrie c'est une attitude très louable. Cependant, les choses commencent à se gâter dès qu'une nation adopte un comportement condescendant à l'égard des autres nations qui l'entourent. Lorsqu'une nation se considère comme la plus importante nation de l'Histoire, elle est alors encline à s'octroyer tous les droits, y compris les plus abjects comme celui d'occuper impunément le territoire d'un pays voisin. Même les nationalismes revendiqués par des minorités au sein de pays démocratiques, c'est notamment le cas des Irlandais, des Basques..., peuvent aussi sombrer dans la violence et dans la logique meurtrière du terrorisme. Je crois que nous nous acheminons plutôt vers l'internationalisme et la disparition des frontières entre les pays. Prenez par exemple le cas de l'Europe. Pendant des siècles, l'Allemagne et la France se sont voué une haine presque héréditaire. Ces deux pays se faisaient la guerre pour quelques kilomètres de territoire. Aujourd'hui, on traverse la frontière franco-allemande sans passeport. L'internationalisme est une tendance imparable.

Canadian Jewish News: En novembre dernier, vous avez prononcé à Washington l'allocution inaugurale de la Conférence internationale sur les biens volés aux Juifs durant l'ère nazie. Ce forum a été organisé conjointement par le Département d'État américain et le Congrès Juif Mondial. Vous avez alors insisté sur les dimensions pédagogiques et morales de l'oeuvre de mémoire que nous devons poursuivre pour perpétuer le souvenir des victimes de la Shoah. N'avez-vous pas l'impression que la dimension financière de cette sordide affaire est en train de porter atteinte à ce nécessaire devoir de mémoire?

Élie Wiesel: L'année dernière, on m'a proposé de présider une Commission chargée de restituer aux ayants droit les fonds en déshérence dans des banques suisses appartenant à des victimes juives du nazisme. J'ai refusé parce que je crois que ce n'est pas avec des dédommagements financiers qu'on réhabilitera l'honneur et la dignité bafoués des Juifs exterminés dans les camps de la mort. Le véritable enjeu dans cette triste affaire n'est pas du tout l'argent mais plutôt la mémoire. Les démarches visant à récupérer ces avoirs juifs en déshérence font partie intégrante d'une grande oeuvre de mémoire à laquelle les Juifs sont très attachés. Il y a un grand malentendu dans cette affaire. On parle beaucoup de centaines de millions de dollars et des grandes fortunes juives spoliées par les nazis et leurs séides. Mais, on oublie que 99% des victimes juives du nazisme étaient pauvres. Les familles riches ne représentaient qu'une petite minorité. À force de ne parler que d'argent, on va finir par croire que tous les Juifs européens étaient millionaires dans les années 40. Ce n'était pas du tout le cas. On a non seulement volé la richesse des riches mais aussi la pauvreté des pauvres. On a volé aux pauvres leur corps, ce qu'ils avaient de plus personnel, notamment leurs cheveux. C'est plutôt à cela qu'il faut penser lorsqu'on se réfère à la mémoire, pas aux millions de dollars que possédaient quelques familles fortunées. Mais, en même temps, il faut que l'argent qui appartenait aux familles juives spoliées soit restitué à leurs héritiers directs ou aux communautés juives qui sont aussi leurs héritières. Par contre, il faut que ces réclamations pécuniaires soient faites avec élégance et sobriété.

Canadian Jewish News: Au Canada, le projet de construction d'un Musée dédié à la mémoire des victimes juives de la Shoah a suscité dernièrement une controverse. Plusieurs groupes communautaires arméniens, arabes, vietnamiensÉ veulent que ce Mémorial honore plutôt la mémoire des victimes de tous les génocides perpétrés au cours de l'Histoire. Les tenants de cette requête ne sont-ils pas en train de banaliser la singularité de la Shoah?

Élie Wiesel: J'espère que ce Musée canadien de l'Holocauste sera édifié. Il faut mettre un terme aux confusions qui ont cours à l'heure actuelle. Ces comparaisons sont en train de porter atteinte à la singularité et à l'authenticité de la mémoire des victimes juives du nazisme. L'Holocauste est une tragédie juive aux implications universelles. Son universalité réside dans son unicité. Toute tentative de la diluer ou de l'extrapoler ne peut qu'en fausser le sens. C'est avant tout en tant que Juif que j'évoque cette horrible tragédie. C'est mon devoir. En faisant cela, j'incite les autres à se rappeler le drame des leurs. La mémoire, pour moi, n'est pas un instrument d'exclusion et de réduction mais, au contraire, d'ouverture et d'inclusion. Celle-ci ne peut s'enrichir qu'en s'approfondissant. En d'autres termes, plus la mémoire d'un Juif est juive, plus elle se transcende pour atteindre l'universel.

Canadian Jewish News: Malgré les drames et les conflits sanglants qui embrasent à nouveau les Balkans continuez-vous à croire que le travail de mémoire est le moyen le plus efficace pour combattre le racisme et les nationalismes xénophobes?

Élie Wiesel: Absolument. La mémoire est l'outil idéal pour étudier, enseigner, enrichir mentalement, culturellement et psychologiquement le lecteur, l'étudiant, le citoyen, les famillesÉ Il n'y a que la mémoire qui peut faire tout cela avec beaucoup de simplicité et une extraordinaire économie de moyens. Oublier c'est une grave atteinte contre l'éthique, l'authenticité et la vérité de la mémoire. L' Histoire tumultueuse du XXe siècle nous a bien démontré que lorsque l'homme relègue aux oubliettes l'éthique de la mémoire il sombre dans la barbarie.

Canadian Jewish News: Vous êtes citoyen américain, mais vous vous considérez comme un écrivain de langue et de culture françaises. Vous avez écrit la quasi totalité de votre importante oeuvre littéraire en français. Nombreux sont ceux aujourd'hui qui semblent s'être déjà résignés à l'inexorable déclin de la langue de Molière. Partagez-vous ce point de vue défaitiste?

Élie Wiesel: Je ne partage pas du tout ce pessimisme. Je ne crois pas que des langues puissent s'éteindre et disparaître, notamment une langue internationale de l'envergure de la langue française. Autrefois, de mon temps, le français était la langue qui prédominait dans le monde diplomatique et international. La langue française recèle une vitalité débordante qui, à mon avis, ne risque pas de s'émousser au cours des prochains siècles. C'est vrai que comme beaucoup d'autres langues importantes elle connaît aussi des hauts et des bas. Aujourd'hui, c'est l'anglais qui est la langue la plus influente et prédominante, notamment dans le monde des affaires. En ce qui a trait à la Francophonie, je ne sais pas vraiment ce que cette organisation internationale représente. Je n'ai jamais été proche de ce mouvement. Par contre, la Francophonie juive a connu un regain très important au cours des dernières années, surtout dans un petit pays non-francophone: Israël. Plusieurs centaines de milliers d'Israéliens originaires des contrées d'Afrique du Nord continuent à parler couramment le français. Un phénomène inédit et assez mystérieux s'est produit dans l'arène culturelle et linguistique francophone. Ce sont des immigrants juifs qui ont transporté avec eux la langue française dans leur pays d'adoption, surtout en Israël, au Canada et aux États-Unis. Grâce à cette émigration juive très francophile, la langue française compte aujourd'hui plusieurs nouveaux points centraux de diffusion et de rayonnement.

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